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Xavier Al Charif : le rapport physique à l'image

Jeudi 9 septembre 2021

Clic final du triptyque de la semaine. Photographe, artiste plasticien et animateur ouvrant à l'expression à travers l'image fixe, Xavier Al Charif nous reçoit dans sa librairie-boutique créative où l'on ferme les yeux pour en ouvrir un autre.


Concentré d'humanité (Xavier Al Charif)

Peux-tu te raconter en quelques brief de comptoir aux lecteurs de SMA?

Je suis d'obédience arabo-ardennaise, né à Saint-Hubert en 75. Sans vouloir faire le vieux con, j'ai connu une chouette énergie musicale rock'n'roll dans la région à l'époque. Je faisais mes études secondaires en artistique et c'est le visuel qui m'attirait. Ensuite, quatre ans d'études à l'ERG (École de Recherche Graphique), la photo ou plutôt l'image fixe, une formation très pluridisciplinaire. Je ne me suis pas forcément nourri de tout à l'époque, mais il y avait de quoi explorer avec l’œil. Aujourd'hui avec le recul, je remercie les profs que j'ai croisés en chemin car les différents enseignements nourrissent mon travail, quels que soient les sujets que j'aborde, à travers les ateliers de l'asbl Un Œil et puis l'Autre que j'ai créée. En gros, je travaille l'esprit critique par l'image dans une optique d'éducation permanente. L'image est un vecteur d'expression à part entière.

L'asbl ''Un Œil et puis l'autre'' annonce sa volonté de sensibiliser le public à la vie à travers l'image. C'est-à-dire?

C'est œuvrer pour que les gens s'approprient ce moyen d'expression, autre que la parole par exemple. Qu'on peut être ambassadeur d'un message à travers l'image. C'est donner les moyens d'approcher l'image, mais aussi éveiller les consciences. C'est-à-dire, faites gaffe, car ce que vous voyez n'est pas forcément ce que vous devez voir. Peut-être... mais pas toujours. Vigilance!

Est-ce qu'il y a des thèmes ou sujets qui te parlent plus que d'autres?

Je n'ai pas de projets à la carte. Les sujets et thèmes viennent des groupes avec qui je travaille. Je n'arrive pas dans une association avec une formule. Je leur dis que mon kif c'est l'image, puis on bosse en fonction de thème désiré. Souvent on m'appelle car il se répand qu'avec l'asbl, l'image peut s'ouvrir à tous les sujets. Je démontre d'emblée qu'une image se construit, se réfléchit et fait appel à la conscience avant d'y mettre quoique ce soit. Voilà le niveau que j'aborde. J'ai la volonté d'amener une réflexion sociétale, même s'il y a plein de façon de pratiquer l'art quel qu'il soit. Le public, jeune ou adulte, a alors l'occasion de s'essayer à des techniques. On explore, on discute, on synthétise, on assemble, on crée une affiche, une carte postale, un visuel, une photo, une expo, on termine par marquer l'emprunte collectivement : ''voilà ce qu'on dit via cette image qui pourrait éveiller vos consciences.''

Puis est venue cette ''librairie-boutique créative'', ce lieu dans lequel nous nous trouvons...

J'habite depuis 8 ans ici. J'ai toujours aimé Redu, village du Livre. Maman était prof de français et Redu est une destination qui s'est toujours imposée depuis Saint-Hubert. J'ai aussi bossé quelques temps à l'Office du tourisme. Il y a quelque chose qui se passe que j'aime dans ce village, qui malgré la fermeture progressive de librairies et ce que les mauvaises langues en disent, a encore une âme et un côté résistant. Comme c'est très compliqué de vivre en faisant tourner l'asbl, qui ne bénéficie qu'une seul et maigre soutien public d'aide à l'emploi, la commune plutôt conciliante a répondu à ma sollicitation en m'offrant ce local pour un petit loyer. Voilà qui permet de rentrer dans la dynamique de Redu via un lieu qui sert aussi de soutien à l'asbl.

Quand on y rentre, on peut voir que son nom n'est pas qu'un slogan nourri d'une injonction sans fondement...

Cela s'appelle la boutique-librairie créative Ouvrez l’œil. Nous sommes à Redu et les livres de seconde main et de toutes sortes prennent bien sûr place, mais c'est la création qui prend une place centrale. La plupart des créations que je propose viennent de livres via détournements et collages. J'ai toujours bouquiné et même quand je ne lis pas, j'aime le contact avec le truc. J'ai un côté physique à l'image. Quand je fais de la photo argentique par exemple. Je n'aime pas passer mon temps derrière l'écran et retoucher. Je préfère la chambre noire avec un bon vinyle ou cd qui tourne à fond, à toucher mon papier et passer mes mains dans les matières. La boutique c'est un peu ça, c'est du brut avec ce que je récupère à gauche à droite.





Pourquoi ''Ouvrez l’œil?''

Pour trois raisons. Ouvrez l’œil car elle n'est pas facile à trouver alors qu'elle se trouve en plein centre. Ensuite car c'est un fouillis et qu'il faut pouvoir s'y arrêter, scruter, regarder, chipoter, trouver des trucs ou pas, mais en tout cas cela nécessite de prendre du temps. Puis cette idée de vigilance et d'éducation permanente qui devrait être légitimée, en quelque sorte retrouver le naturel de se poser des questions. Un triptyque qui invite plutôt qu'ordonne. J'aime que les gens se sentent ici comme chez eux. Je passe mes w-e ici, les gens passent, je fais mes collages, on rigole, on cause trois minutes, ils tapent du pied sur la musique qui tourne... Ce sont ces interactions qui contribuent à l'échange et parfois au regard commun.

Puis il y a Georgette et sa supérette...

Exact. Elle s'est implantée dans le prolongement du lieu qui communique avec son entrée en vis-à-vis. Cela amène une autre dynamique qui fluctue encore, nous ramène des touristes qui arrêtent leur camping-car et traversent la boutique pour aller acheter leur gouda et leur chips chez Georgette ou l'inverse. L'humain en fait, dans tous ses rapports.



Autoportrait sous la contrainte (Xavier Al Charif)


Il y a quelques années, tu as ''enfermé le monde dans (ta) chambre'' sous forme d'expo. Qu'est-ce à dire?

C'est toujours en cours. J'ai enfermé le monde dans ma Chambre est le nom que j'avais donné à mon travail de fin d'études. C'était déjà à l'époque avec des jouets et un personnage central, un petit militaire de l'armée américaine durant la seconde guerre, revenu en civil, qui se trimballait partout dans le monde pour produire une critique de l'impérialisme américain et de toutes les conneries humaines qui ont tendance à vouloir coloniser où que ce soit, à commencer par les esprits. La Chambre est la chambre noire, c'est-à-dire la camera obscura de l'appareil photo. Tous ces moments immortalisent le monde. Puis, la chambre est cette petite cellule intime qu'on a tous eue étant gosses avec cette liberté d'y raconter nos histoires sur fond de Playmobil, Lego, poupées et autres figurines. Enfermer le monde dans ma chambre est ainsi devenu perpétuel. Mes collages actuels sont un peu cela, mon regard sur les choses, des décalages, un peu oniriques, tantôt décalés, parfois piquants sur le monde qui m'entoure à travers la lucarne que j'envoie et que j'enferme dans cette petite chambre.

C'est un peu le cœur de ta démarche non? Le détournement d'images, d'objets, de mots, d'expressions, l'assemblage... le DIY semble être pour toi une démarche aussi ludique que politique...

Tout à fait. L'asbl s'appelle Un œil et puis l'autre car on a tous la faculté de fermer nos yeux pour un ouvrir un autre. Voir le monde différemment. Je ne vois pas des nuages mais des lapins. Des gens voient des nuages mais on est plein à voir des lapins, donc c'est bien. Tout ça permet de montrer qu'il se passe un truc dans nos têtes qui est de l'ordre de l'imaginaire. Le but est de réveiller cet imaginaire et le conscientiser. L'imagination au pouvoir!



Confinement - Déconfinement (Xavier Al Charif)


Quelle place prend la musique dans ce qui t'anime?

Elle a toujours été là. Ado, j'écoutais Perfecto sur Radio 2 plutôt que Radio Contact, plus attiré par les méchantes alternatives que les grandes écoutes. Mes oreilles ont grandi avec Ludwig, Les Garçons Bouchers, Ride, Sonic Youth, My Bloody Valentine... J'ai alors joué de la guitare et découvert toutes sortes de choses. La musique est infinie et universelle, qu'elle soit classique, metal, punk ou hardcore. J'aime fouiller, mais il me semble que j'ai un côté punk dans la manière dont j'aborde les choses. Ici les vinyles tournent en même temps que les pages des bouquins. Puis, j'accueille des musiciens pour un concert par mois, les ''jeudredis''. Enfin, c'était avant ce maudit corona. Le lieu est exigu, nous avions trouvé la chouette formule, un petit repas mange-debout avant concert au chapeau. Les gens y revenaient, en redemandaient. C'était plus simple, mieux soutenu et tout aussi chaleureux que l'organisation annuelle lourdement amplifiée que l'asbl organisait avec toutes les contraintes matérielles, organisationnelles et financières auparavant.

Travailles-tu des réalisations avec des musiciens?

Oui. Cela fait quelques années que trois jeunes groupes passent un jour avec moi pour travailler leurs visuels dans le cadre du projet Lampli de la Province de Luxembourg. Ils sont accompagnés par d'autres professionnels de la musique et de l'audiovisuel. Avec moi, cela ce passe de façon brute pour travailler un aspect visuel. Ils me racontent leur univers, je leur montre ce que j'écoute, comment je travaille, comment je détourne avec mes ciseaux, ma colle, mes magazines, comment on fait coller un univers musical à une image, comment avec ses mains on y arrive. Les finitions ne sont pas si propres qu'avec Photoshop, c'est la page blanche qu'on appréhende. Mais ce qui est intéressant, c'est de triturer la matière avec eux, on écoute de la musique, on échange, on rigole, on photographie, on fait des sténopés, des portraits... En fin de journée, on essaie de rassembler un résultat qui leur ressemble et qui pourra leur servir à quelque chose, peu importe leur style. Cela renforce aussi de découvrir et de m'adapter à des univers musicaux qui me parlent moins.

Redu, c'est le village du livre. Quels ponts y vois-tu avec l'image, la photo, la musique?

Tout peut-être relié à Redu. Il n'y a pas un sujet sur cette terre qui ne soit pas traité dans un livre. D'ailleurs, si quelqu'un en possède un qui aborde la reproduction des crevettes à la mer du Nord, je suis preneur. Les gens ici ont envie que des choses se passent, mais nous sommes méchamment freinés depuis un an et demi et les nombreuses incohérences, au détriment d'initiatives vivantes dans un village comme le nôtre. Ce n'est pas évident non plus car il faut pouvoir coupler le temps et les énergies pour faire vivre de nouvelles expériences.

Tu avances sans cesse contre vents et marrées. Quelle est l'urgence du temps présent?

On a du mal à se relever, l'asbl marche sur des béquilles depuis des mois. Depuis le début du corona, on passe sous les radars des aides promises. J'aurais du ouvrir un Mc Do? Ouvrir des boutiques culturelles et fermer les Mc Do, en voilà une urgence. Il va falloir tenir d'ici les mois à venir et voir comment renforcer l'autonomie, en même temps que sortir d'un système qui rend certains pans du secteur socio-culturel dépendants d'aides disparates, suspendues à des comptes rendus liés à des cases trop souvent inadaptées aux réalités de terrain. Récemment c'est aussi la première fois qu'un opérateur fait demi-tour avec moi sur un projet qui devait aborder un sujet sensible comme une onde, pour lequel je voulais simplement ouvrir le débat et les yeux avec les participants, comme chaque fois. C'est selon moi un signe qu'une forme de censure et de consensus mou s'installent progressivement et c'est interpelant. À vrai dire, je n'ai plus envie de me plier à des règles qui considèrent non essentiels des gens comme moi.



Cow Futur (Xavier Al Charif)


Un dernier mot à ajouter?

Chimère! Beaucoup de choses vues et vécues actuellement dans le monde présent concrétisent pour moi le mot chimère. Des promesses et beaucoup de (dés)illusions.



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